Quand même succès rime avec échec

À propos du Réalisme Capitaliste de Mark Fisher (Editions Entremonde, fin 2018)


Première publication en français du regretté Mark Fisher, Le Réalisme Capitaliste a pour sous-titre « N’y a-t-il aucune alternative ? » Inutile d’entretenir le suspense : Fisher ne livre pas de solution toute faite. Mais il permet de comprendre à quel point la question est biaisée, ce qui est déjà appréciable.

Pour citer la quatrième de couv’, « Mark Fisher (1968-2017) était un philosophe, théoricien culturel et écrivain britannique. Il s’est fait connaître en tant que critique musical, analyste de la pop culture et de la politique. » La clé de voûte de son œuvre, c’est la notion présentée dans ce livre : le « réalisme capitaliste ». Soit cette impression répandue qu’aujourd’hui, selon la formule attribuée à  Slavoj Žižek, « il est plus facile d’imaginer la fin du monde que celle du capitalisme ».

Ce dont parle cet essai, c’est donc de l’idéologie néolibérale/ post-fordiste, et de la façon dont elle s’immisce partout, dans nos corps comme nos esprits, dans nos boulots comme nos séries télé, tout en réussissant à nous convaincre – c’est là son tour de force – qu’elle n’est pas idéologie, mais pur pragmatisme. Le capitalisme tardif serait la destination finale de l’humanité après des millénaires d’errance ; malgré ses « petits défauts », il serait donc non seulement idiot, mais inconscient d’aller voir ailleurs. Selon Fisher, voilà non pas une croyance, mais un présupposé utopique, qu’il entend démonter.

Que les réfractaires aux tracts politiques se rassurent : les écrits de Fisher sont aussi ludiques que ceux d’un Lester Bangs. Les exemples concrets y abondent, qu’ils soient tirés du quotidien (privatisations, flexibilité, déshumanisation, dépression…) de films grand-public (Les fils de l’homme, Wall-E, Heat…), d’œuvres littéraires (Kafka, Burroughs, Le Guin…) ou philosophiques (notamment via Deleuze et Žižek, grandes influences de Fisher). Si ce côté « pop » en rebutera certains, pour moi Le Réalisme Capitaliste a été une lecture jouissive – le genre de bouquin où, toutes les deux pages, on se dit « Mais putain, oui, oui, OUI ! » car on a enfin sous les yeux des notions qu’on avait en tête depuis longtemps, sans savoir les formuler. En l’occurrence, l’une des caractéristiques de Fisher est sa conviction que la culture, pop ou non, est à la fois vectrice et révélatrice d’idéologie. Dans un passage sur la marchandisation des « contre-cultures » il constate la fin « du vieil antagonisme entre détournement et récupération, entre subversion et incorporation » :
« [Aujourd'hui,] "alternatif" et "indépendant" ne désignent pas quelque chose d’extérieur à la culture dominante ; ce sont au contraire des styles, en fait les styles dominants, dans la culture grand public. Nul n’a mieux incarné (et ne s’est davantage débattu avec) pareille impasse que Kurt Cobain et Nirvana. Porteuse d’un terrible écœurement et trahissant une rage sans objet, la voix lasse de Kurt Cobain semblait articuler le découragement de la génération venue après l’histoire, celle dont chacun des actes était anticipé, suivi à la trace, acheté et revendu avant même qu’il ne se produise. Cobain savait qu’il n’était qu’un autre numéro, que rien ne marche mieux sur MTV qu’une contestation de MTV ; il savait que le moindre de ses gestes était un cliché écrit à l’avance, que même une telle prise de conscience relevait du cliché. [...] Là, même succès rime avec échec, puisque réussir signifie juste fournir la chair fraîche dont le système pourra se repaître. »
En soit, rien de foncièrement nouveau. Pourtant chez Fisher, l’accumulation de telles analyses « pas nouvelles » finit par former un tout cohérent, en dessinant les contours de ce qu’englobe le « réalisme capitaliste ». On sort de ce livre en comprenant un peu mieux ce qui relie, en vrac, Ursula Le Guin et les centres d’appels des fournisseurs d’accès internet, Cronenberg et la privatisation des services publics, Staline et les drogues psychédéliques, Bill Gates et la télé-réalité, William Gibson et le concept de « récupération », et ainsi de suite : une fois assimilée la théorie principale, on se l’approprie instinctivement.

Ce livre représente donc un outil pour mieux appréhender les effets du néolibéralisme – doctrine à laquelle, toujours selon Fisher,  on doit la généralisation d'une « pensée entrepreneuriale, pour laquelle il est simplement évident que tout ce qui compose la société, y compris la santé et l’enseignement, doit fonctionner sur le modèle de l’entreprise. »

Si on considère l’importance des apparences dans le capitalisme tardif – qui « valorise davantage les symboles d’accomplissement que l’accomplissement lui-même » – on comprend un peu mieux, par exemple, pourquoi tant « d’artistes amateurs » consacrent aujourd'hui tout ce temps à s’auto-promouvoir sur les réseaux sociaux, y compris quand ils n’ont rien à vendre. Au-delà du côté gratifiant des « likes », et de l’éternel « je fais ça pour garder le contact avec mes amis », n'est-ce pas une façon d’entretenir l’illusion quant à leur réel statut de précaire ? Et ce, quitte à trimer gratuitement pour les tyrans décontractés que sont Facebook et consort, puisque, comme chacun sait, les données que nous leur fournissons sont leur matière première. "Tout le monde le sait, mais ça n’empêche personne de le faire" : voilà une autre contradiction motrice du réalisme capitalisme selon Mark Fisher, dont on attend avec impatience les prochaines traductions.

Mark Fisher – Le réalisme capitaliste – N'y a-t-il aucune alternative?
Essai traduit de l’anglais par Julien Guazzini
9 novembre 2018
96 p. / 14x21 cm
ISBN 978-2-940426-44-7
ISSN 1662-3231
10€

Photo: Last Days, Gus Van Sant

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