Un Manifeste Transréaliste

Par Rudy Rucker

"Le transréalisme est une forme d'art révolutionnaire. Un des outils majeurs dans le contrôle de la pensée des masses est le mythe de la réalité consensuelle. Une autre face de ce mythe est la notion de « personne normale »."

Dans cet article, je voudrais défendre un style d'écriture SF que j'appelle « transréalisme ». Le transréalisme n'est pas tant un type de SF qu’un type de littérature d'avant-garde. Je pense qu’à ce stade de l’histoire, le transréalisme est la seule approche valable de la littérature.

L’auteur transréaliste écrit sur les perceptions immédiates d'une manière fantastique. Toute littérature qui ne concerne pas la réalité est faible et mineure. Mais le genre du réalisme pur a fait son temps. Qui a encore besoin d’histoires conventionnelles ? Les outils de la Fantasy et de la SF offrent un moyen d'épaissir et d'intensifier la fiction réaliste. En utilisant des dispositifs fantastiques, il est possible de manipuler le sous-texte. Les outils habituels de la SF – voyages dans le temps, anti-gravité, mondes alternatifs, télépathie, etc. – sont en réalité des représentations symboliques de modes de perception archétypaux. Le voyage dans le temps représente la mémoire, le vol est l'illumination, les mondes alternatifs symbolisent la grande variété de visions individuelles du monde, et la télépathie représente la capacité de communiquer pleinement. Voilà pour l'aspect « trans ». L'aspect « réalisme », c’est le fait qu'une œuvre d'art valable doit traiter du monde tel qu'il est réellement. Le transréalisme tente de traiter non seulement la réalité immédiate, mais aussi la réalité supérieure dans laquelle la vie est ancrée.

Les personnages doivent être basés sur des personnes réelles. En général ce qui rend la fiction de genre si insipide, c'est que les personnages sont si manifestement des marionnettes créées par l'auteur. Les actions en deviennent prévisibles, et dans les dialogues, il est difficile de dire quel personnage est supposé parler. Dans la vraie vie, les gens ne disent presque jamais ce que vous voulez ou attendez d'eux. Grâce aux longues et douloureuses heures durant lesquelles vous les avez côtoyé, vous avez en tête des simulations de vos connaissances. Ces simulations vous sont imposées par le monde réel ; elles ne réagissent pas aux situations imaginaires comme vous pourriez le désirer. En laissant ces simulations guider vos personnages, vous pouvez éviter les pièges des personnages inventés de toutes pièces. Il est essentiel que les personnages soient en quelque sorte incontrôlables, comme le sont les vrais gens – car que peut-on apprendre en lisant sur des gens imaginaires ?

Dans un roman transréaliste, l'auteur apparaît généralement comme un personnage réel, ou alors sa personnalité est répartie entre plusieurs personnages. À première vue, cela semble égoïste. Mais je dirais que s’utiliser soi-même comme personnage n'est pas du tout égoïste. C'est une simple nécessité. En effet, si vous écrivez sur les perceptions immédiates, alors quel point de vue autre que le vôtre est possible ? Il est bien plus égoïste d'utiliser une version idéalisée de soi-même, un soi-fantasmé, et de faire en sorte que ce soit-disant « personnage » fasse tout ce qui lui chante à une armée d’esclaves conciliants. Le protagoniste transréaliste n'est pas présenté comme une super-personne. Un protagoniste transréaliste est tout aussi névrosé et inefficace que nous le sommes tous.

L'artiste transréaliste ne peut prédire la forme finale de son travail. Le roman transréaliste grandit organiquement, comme la vie elle-même. L'auteur ne peut choisir que des personnages et des paramètres, introduire tel ou tel élément fantastique et viser certaines scènes-clés. Idéalement, un roman transréaliste est écrit dans l'obscurité, et sans suivre de plan. Si l'auteur sait exactement comment son livre va se développer, alors le lecteur le devinera. Un livre prévisible est sans intérêt. Néanmoins, le livre doit être cohérent. Certes, la vie n'a pas souvent de sens. Mais les gens ne liront pas un livre qui n'a pas d’intrigue. Et un livre sans lecteurs n'est pas une œuvre d'art pleinement efficace. Un roman réussi, quel que soit son style, devrait entraîner le lecteur avec lui. Comment est-il possible d'écrire un tel livre sans esquisse préalable ? Pensez au dessin d'un labyrinthe. En dessinant un labyrinthe, on a un début (personnages et univers narratif) et certains buts (les scènes-clés). Un bon labyrinthe force le traceur à dépasser tous les objectifs de manière cohérente. Lorsque vous dessinez un labyrinthe, vous commencez par un certain chemin, mais vous laissez beaucoup de trous qui peuvent mener à d'autres chemins. Pour écrire un roman transréaliste cohérent, vous incluez un certain nombre d'événements inexpliqués dans le texte. Des choses dont vous ne connaissez pas les causes. Plus tard, vous tordez les brins du récit principal pour les amener vers ces noeuds. Si aucun nœud n'est disponible pour une boucle donnée, vous revenez en arrière et vous écrivez un autre nœud (ce qui équivaut à effacer un morceau de mur dans un labyrinthe). Bien que la lecture soit linéaire, l'écriture ne l'est pas.

Le transréalisme est une forme d'art révolutionnaire. Un des outils majeurs dans le contrôle de la pensée des masses est le mythe de la réalité consensuelle. Une autre face de ce mythe est la notion de « personne normale ».

Il n'y a pas de gens normaux – il suffit de regarder vos proches, les gens que vous êtes en mesure de connaître le mieux. Sous la surface ils sont tous bizarres à un certain niveau. Pourtant, la fiction conventionnelle nous montre très souvent des gens normaux dans un monde normal. Tant que vous travaillez en vous prenant pour le seul cinglé du monde, vous vous sentirez faible et désolé. Vous voudrez vous fondre dans le moule, et éviter de faire des vagues – de peur d'être découvert. Les gens réels sont étranges et imprévisibles, c'est pourquoi il est si important de les utiliser comme personnages, au lieu des marionnettes bonnes ou mauvais de la culture de masse.

L'idée de briser la réalité consensuelle est encore plus importante. C'est là que les outils de la SF sont particulièrement utiles. Chaque esprit est une réalité en soi. Tant que les gens peuvent être amenés à croire en la réalité des infos du journal télévisé, ils peuvent être dirigés comme des moutons. Le « président » nous menace de « guerre nucléaire » et voilà que, poussés par la peur de la «mort», nous nous précipitons pour « acheter des biens de consommation ». Sauf que qui se passe vraiment, c'est que vous éteignez la télévision, mangez quelque chose, et allez faire une promenade, avec une infinité de pensées et de perceptions se mêlant à une infinité de stimulus.

Il y aura toujours une place pour la littérature d'évasion dans la science-fiction. Mais il n'y a aucune raison de laisser cette catégorie limitée et réactionnaire conditionner toute notre écriture. Le transréalisme est le chemin vers une science-fiction vraiment artistique.

Publié en 1983 dans le #82 du "Bulletin of the Science Fiction Writers of America".

Traduction : Pierre Larsen, 2018

Photo : Gregory Crewdson

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