Soit-disant super - part.1

Ces jours-ci, lecture d'Un truc soit-disant super auquel on ne me reprendra pas, recueil d'essais publiés dans les années 1990 par le Kurt Cobain de la littérature postmoderne américaine, Mr. David Foster Wallace.


Du gloubi-boulga d'informations (littéraires ou pas) que je m'enfourne chaque jour au boulot, j'ai retenu ces derniers mois que:

  • The End of the Tour, un film sur DFW (pas un documentaire) a été projeté à Sundance en janvier, et sortira cet été aux Etats-Unis.
  • Ce film est adapté d'un livre, Même si en fin de compte on devient évidemment soi-même, récemment paru en VF au Diable Vauvert. C'est le compte-rendu d'un road-trip avec l'auteur, effectué lors d'une tournée promotionnelle par un journaliste de Rolling Stone.
  • Comme Pynchon avant lui, Wallace est apparu dans les Simpsons (dans l'épisode "A Totally Fun Thing That Bart Will Never Do Again", ainsi intitulé en hommage à l'essai-titre du recueil dont il est question dans cet article, oh oui).
  • Les Inrocks (magazine que j'appelle par son diminutif alors que je ne l'ai jamais vraiment lu et qu'il ne m'inspire rien qui vaille) aiment/ encensent DFW, et ce depuis quelques années.
  • La VF d'Infinite Jest, le roman-culte (et pour une fois, le terme ne semble pas volé) de DFW, sera enfin publiée en août 2015 aux Éditions de l'Olivier, après plusieurs années d'un embarrassant suspense où éditeurs et traducteurs se cassaient les dents sur la bête.
  • Monsieur Toussaint Louverture, l'un des éditeurs français les plus intéressants de ces dernières années, aurait commencé sa carrière dans le but secret/ avoué de publier le dit Infinite Jest. C'est raté.
  •  Le pronostic des membres du vénérable Fric Frac Club concernant Infinite Jest ("L'Infinie Comédie" en VF), glané dans les entrailles de leur page Facebook: "Après, ce que va en faire la fumée médiatique de la pose et du buzz... Autre histoire. Il y a pas mal de chance que ça fasse comme avec Contre Jour : grosses ventes, mais peu de lecteurs."
  •  Le Fric Frac Club qui, en passant, a récemment consacré un bon gros dossier à DFW
  •  Sans doute autre chose que j'oublie.  

Tout ça pour dire que, comme une poignée d'autres français, j'attends cette Infinie Comédie avec une certaine impatience et qu'en attendant, j'ai remis à plus tard mes re(re)lectures d'Ubik et de Vente à la criée du lot 49 pour me frotter au Truc soit-disant super qui traînait sur mon étagère depuis un an sans que je ne lui ai vraiment donné sa chance, à l'inverse du roman La Fonction du Balai et des nouvelles de La fille aux cheveux étranges, qui m'avaient pourtant tous deux emballés. Pourquoi ce délai, je n'en sais rien, par contre ce que je sais, c'est que le récent re-visionnage de Lost Highway a joué son rôle, puisque l'essai lui étant plus ou moins consacré a été l'élément déclencheur.


Lost Highway, ce n'est plus ou moins qu'un prétexte dans "David Lynch ou la tête sur les épaules", où DFW est envoyé par le magazine Premiere sur le tournage du film et en tire un papier (de presque 100 pages dans cette VF) qu'on imagine mal avoir été publié tel quel, même si c'est à priori le cas. A coups de digressions et de notes de bas de pages, Wallace nous y offre un regard curieux sur Los Angeles, ses accro aux téléphones portables (nous sommes en 1995), ses pianos qui jouent tous seuls dans des halls d'hôtels aux balcons ravissants mais inaccessibles car couverts de pics (ou quelque chose comme ça), son ambiance étonnamment "lynchienne", et ainsi de suite. On a droit à des extraits d'interviews des nombreux employés, techniciens et autres assistants glandant sans fin sur le tournage, à des détails sur la vie privée de Patricia Arquette, à un encensement de Blue Velvet qui donne comme une envie pressante de le ré-explorer, ainsi qu'à divers théories sur David Lynch, ce qu'il fait, ce qu'il essaye de faire, comment il se comporte et comment il pisse négligemment sur des arbres en plein milieu du tournage sans que ça n'émeuve grand monde. Tout ça est très distrayant, vraiment - c'est drôle, c'est instructif, c'est érudit, c'est raconté avec un mélange de simplicité et de profondeur qu'on pourrait résumer, en un mot, par "attachant".

Mais le réel intérêt du texte se trouve dans ses deux dernières parties. D'abord parce que Wallace y évoque l'époque de son MFA (Master of Fine Arts, formation à l'écriture créative) et que personnellement, en tant qu'apprenti romancier parfois désespéré mais néanmoins coriace et suivant une formation inspirée de ces modèles nord-américains, je suis ultra-client de ce genre de sujets, d'autant plus quand ils sont évoqués par des types qui n'essaient pas de me faire croire que Da Vinci Code est le début et la fin de tout ce qui importe dans le domaine de la narration. Là on devient sérieux et on cause de la révélation que fut Blue Velvet pour DFW, à une époque où lui et les autres étudiants de sa formation s'embourbaient et déprimaient parce que, je cite:

 "(...) nous tenions presque tous à nous voir comme des écrivains d'avant-garde mais nos professeurs étaient tous des Réalistes commerciaux traditionnels de l'école du New Yorker, et tandis que nous exécrions ces professeurs et supportions mal l’accueil qu'ils réservaient à nos efforts "expérimentaux", nous commencions à admettre que l'essentiel de nos trucs avant-gardistes étaient en fait solipsistes, prétentieux, empêtrés dans une réflexivité embarassée, masturbatoires et mauvais, à telle enseigne que nous avions passé l'année à nous détester nous et à détester la terre entière, incapables de trouver comment nous améliorer tout en restant expérimentaux, en résistant à l'immonde pression Mercantilo-Réaliste, etc. C'est dans ce contexte que Blue Velvet nous a tant marqué. L'origine de la révélation n'était pas tant les "thèmes" évidents - versant diabolique de la respectabilité des suburbs, sadisme plus sexe plus autorité parentale plus voyeurisme plus pop mièvre des années 1950 plus Passage à l'Âge adulte, etc. - que l'impression laissée par le surréalisme et la logique onirique: une impression de vérité, de réalité. Et ces deux trois décalages,  discrets mais brillants, dans chaque scène - l'Homme en jaune littéralement mort sur pied, le masque à gaz non élucidé de Frank, le sinistre grondement industriel dans les escaliers de l'immeuble de Dorothy, l'étrange sculpture de vagina dentata accrochée au mur vierge au-dessus du lit de Jeffrey, le chien qui boit au tuyau dans la main du père de famille foudroyé - ce n'était pas seulement que ces détails étaient excentriques, cool, expérimentaux ou arty. Ils communiquaient des choses qui semblaient vraies. Blue Velvet capturait un aspect crucial du présent américain tel qu'il agissait sur nos terminaisons nerveuses, crucial et ne pouvant être analysé ni réduit à un système de codes, de principes esthétiques ou de techniques. Telle a été notre épiphanie, à nous qui avons vu Blue Velvet en troisième cycle: ce film nous a aidé à comprendre qu'un expérimentalisme digne de ce nom était le moyen non pas de "transcender" ou de "se rebeller contre" la vérité, mais bien plutôt de l'honorer." 

Voilà autre chose que ce à quoi on peut s'attendre d'un article dans Premiere (ou,au hasard, Les Inrocks), non? Mais ce n'est que le début de la fin, qui culmine en une analyse du traitement du mal chez Lynch. Pour faire court, Lynch n'est pas intéressé par la morale de ses personnages au sens stéréotypé auquel nous a habitué Hollywood: Lynch s'intéresse au mal, mais pas celui que le Joker ou Lex Luthor ou le T-1000 personnifient, non, Lynch s'intéresse au mal ordinaire, celui qui est en chacun de nous, et quitte à résumer de façon simpliste quelque chose de beaucoup mieux dit, il me semble qu'on parle ici du traitement non-manichéen à l'extrême que Lynch offre (et pas "inflige") à ses personnages. Une théorie sur le pourquoi du côté ultra-perturbant de la scène de viol dans Blue Velvet plus tard, on en vient à une analyse de l'échec critique et commercial de Fire walk with me, qui serait dû au fait que Laura Palmer y est "à la fois 'bonne' et 'mauvaise' et en même temps ni l'une ni l'autre: elle est complexe, contradictoire, réelle." Bref, si mon über-simplification vous fait envie, vous savez ce qu'il vous reste à faire. Moi j'en ai assez tartiné pour aujourd'hui, je retourne travailler, et je vous donne RDV prochainement pour causer de la suite, à savoir l'essai du même recueil sur la télévision et la littérature postmoderne, qui m'a encore plus happé que celui sur Lynch.

1 commentaire:

  1. Bonjour, pourrions nous rentrer en communication autour d'un article que j'ai écrit sur Wallace.Vous pouvez le trouver sur le net avec ce lien variation blog.com
    Votre article est très bon

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