Sam Lipsyte est prêt pour le pire

Autour de Demande et tu recevras, dernière publication en date de Monsieur Toussaint Louverture. 


Les lecteurs les plus assidus du Believer se souviennent peut-être d'un article de 2006 intitulé Waiting for the bad thing, où deux journalistes nord-américains partaient en tournée promo avec Michel Houellebecq et attendaient désespérément que le "bad boy de la littérature française" daigne se comporter comme tel. Si ce n'est pas le cas, je conseille aux anglophones de se rattraper en cliquant ici, et aux autres de croiser les doigts pour une traduction. Que ce soit devant un film ou un livre, je ne suis pas une personne qui rit souvent à voix haute, mais c'est pourtant arrivé à plusieurs reprises en lisant cet article - ça doit vouloir dire quelque chose, non?

Le "pitch", si l'on peut dire, est que l'auteur attend désespérément d'un Houellebecq stoïque, constamment endormi mais se comportant comme un parfait gentleman, qu'il fasse quelque chose de mal - qu'il pisse sur le Coran, qu'il ordonne à des prostituées transexuelles de le fister ou aux journalistes de le sucer, n'importe quoi fera l'affaire. L'auteur parvient à rendre le road-trip hilarant, mais pas au dépens de son sujet, duquel il se déclare d'ailleurs "fan". C'est dans le rendu des discussions, dans cette rencontre entre l'enthousiasme de l'américain et le flegme las du français, dans l'impossibilité de faire monter la pression, dans la critique du sensationnalisme en filigrane, le décalage entre l'image et le réel... Dans des tentatives de discussions tombant à l'eau en deux phrases... Dans des passages tels que:

"Je lui demande s'il a déjà testé la méditation et il me réponds que non, pas vraiment. Je lui parle alors de ces moines que j'ai vu à la télé, qui peuvent faire monter ou descendre leur température corporelle par la force de leur volonté.
- Autant enfiler un manteau, dit-il."

Ok, difficile d'expliquer pourquoi une chose est drôle, mais en contexte c'est à se pisser dessus, et c'est donc avec joie que j'ai fait le rapprochement entre l'auteur de cet article, Sam Lipsyte, et la nouvelle publication des éditions Monsieur Toussaint Louverture: The Ask, alias Demande, et tu recevras, alias le roman qu'il vous faut si la vie vous dégoûte, si vous venez de perdre votre travail (ou si comme moi vous êtes nostalgique du chômage), si votre partenaire vous a quittée pour un graphiste métrosexuel ou si, je ne sais pas... Vous venez de lire Soumission et avez besoin de quelque chose pour vous convaincre qu'ouvrir un livre ne sert pas uniquement à se sentir plus mal en le refermant. Parce que si le narrateur Milo Burke a en commun avec ceux de Houellebecq le statut d'homme blanc cynique et tombant sans fin dans le puits néo-libéral et individualiste de ce début de 21ème siècle, le traitement qui lui est infligé en est une sorte d'antithèse, que l'on peut résumer par cette simple formule de quatrième de couverture: les aventures de Milo sont "pathétiquement drôles".

Milo, c'est un mec qui pique dans l'assiette de son pote milliardaire quand il s'absente aux WC, un mec que son gamin de quatre ans traite de pédale, un mec qui préfère se branler devant Youporn plutôt que de toucher sa femme - un mec entier, qui jette sur son monde un regard tellement lucide que lui-même ne le supporte plus. Pourtant Milo Burke, contrairement à ce qu'on peut lire à droite à gauche, n'est pas exactement un "oublié" ou un "laissé-pour-compte". Déjà parce que si c'était le cas, que seraient alors les Roms, les SDF ou les handicapés mentaux? Mais surtout parce que Milo, en 2015, fait plus figure de règle que d'exception, et que des trentenaires/ quarantenaire blancs/ cyniques/ en instance de divorce/ perdus/ ayant enterrés leurs rêves de jeunesse/ jaloux du quasi-proverbial pote-qui-a-réussi-en-créant-une-start-up/ habitant dans des quartiers qu'ils ont participé à gentrifier tout en se plaignant de cette gentrification/ etc, on en trouve aujourd'hui treize à la douzaine, et si le livre se passe à New York, il aurait aussi pu se dérouler à Paris, Londres, Melbourne ou Barcelone. C'est un Roman Américain, d'accord, mais c'est aussi et surtout le blues de l'occident, un blues générationnel que Lipsyte résume ainsi:

"Nous étions tous des résidus d'on ne sait quoi, flottant dans un néant sans signification, et écartelés entre deux mondes en perdition: d'un côté, l'effondrement de l'Union Soviétique et la fin de l'analogique, de l'autre, l’avènement du marketing viral et du porno en ligne."

Comme toujours avec Monsieur Toussaint Louverture, l'ouvrage est très beau (les couvertures cartonnées, c'est la collection "Classe moyenne ricaine à la dérive", non?), superbement traduit, les dialogues sont incisifs, nombreux, et donnent à tout le roman un rythme irrésistible. Je l'ai lu en deux jours, mais sans mon putain de travail, ça aurait été l'affaire d'un. Et pour ce qui est de l'intrigue, vous la trouverez résumée ici et là en deux clics - sachez juste que c'est aussi drôle que noir, que ce n'est ni un thriller ni un polar, que c'est narré à la première personne dans une langue parfois ordurière comme un épisode de South Park... Et que l'intrigue, au fond, importe moins que ça: c'est l'histoire d'un homme qui se regarde tomber et qui, ce faisant, reste bel et bien vivant.

2 commentaires:

  1. Chouette papier. "les couvertures cartonnées, c'est la collection "Classe moyenne ricaine à la dérive", non?"... Ah ah ah !

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