L’Arc-en-ciel de la gravité, d’une édition à l’autre

Loin de moi l'idée de polémiquer pour polémiquer, mais quand même, c'était mieux avant.


« Il n’y a qu’à regarder les formes de l’expression capitaliste. La pornographie : pornographie de l’amour, de l’érotisme, de l’amour chrétien, le petit-garçon-et-son-toutou, la pornographie des couchers de soleil, du meurtre et de la déduction – ahh, ce soupir quand nous découvrons le meurtrier – et tous ces romans, ces films, ces chansons qui nous bercent, qui nous mènent, plus ou moins agréablement, au Confort absolu. 
(L’Arc-en-ciel de la gravité, p.229, troisième édition)

« Dans le ciel de Gravity’s Rainbow, il y a la main de Dieu, des ballons d’observation qui dérivent, des anges qui passent, des éjaculations laiteuses, des V2 vociférants. Sur Terre, à Londres d’abord, puis à Nice (curieuse Riviera nazifiée où des officiers obsédés sexuels hantent le casino Hermann-Goering), en Hollande, puis dans l’Allemagne dévastée, on s’achemine vers l’érection ultime : celle de la fusée 00001.
Scènes de coprophagie. Multinationales de l’armement. Amoureuse Jessica. Histoire de l’extermination de l’oiseau Dodo dans les forêts d’ébéniers de l’île Maurice, au XVIIème siècle. Rencontre de la belle Katje avec la pieuvre. Paysages bleus de la Prusse… »
(Quatrième de couverture, deuxième édition – Seuil, 1988)

« Capable de prédire le lieu des bombardements qui ravagent Londres, grâce à de fulgurantes érections, Tyrone Slothrop suscite l’intérêt de tous les scientifiques alliés. Mais plutôt que de mettre sa libido au service de l’effort de guerre, celui-ci préfère parcourir l’Europe en quête de ses origines, croisant le chemin de barbouzes kirghizes, de commandants coprophages et de kamikazes comiques… »
(Quatrième de couverture, troisième édition – Points, 2010)

Ah oui, des kamikazes comiques, ha-ha-ha, on s’en marre d’avance, oui, on voit ça d’ici, les mecs se suicident, mais avec le sourire, ils pètent un gros coup dans leur avion, et puis… Oui, bon. Qu’on ne se méprenne pas : L’Arc-en-ciel de la gravité de Thomas Pynchon – sorte de rencontre entre Le Festin nu, le loup de Tex Avery, Les bidasses s’en vont en guerre, une version hardcore d’un split Sciences & Vie/ Philosophie magazine paru aux éditions de Minuit, un road-trip avec les Merry Pranksters et les catégories YouPorn sur lesquelles on n’ose pas cliquer – est un livre drôle, là n’est pas la question… La raison de cet article, pour les trois-quatre intéressés, est la différence de présentation entre la deuxième et la troisième édition française (1988 et 2010, respectivement, la version de 1975 n’étant pas en notre possession), soit la différence entre deux façons de faire, deux façons de vendre un livre et, peut-être, deux façons de voir le monde.

A ma gauche, les années 1980 : le livre est une brique, mais on ne lui en veut pas. Comme pour toutes les traductions françaises de Pynchon parues à l’époque, la couverture à moitié vide propose une carte postale, ici des années 1930 avec légende en Allemand – des cheminées d’usine crachent deux couleurs de fumée (noirâtre et blanche), un train passe, un clocher donne l’heure, des passants… passent aussi, serait-ce donc une… Gare ? Dans tous les cas, on n’est guère avancés. Tournons-donc tout ça… Le « résumé » se pose là, dégoulinant : au lecteur lambda, il apprend une foule de choses (cf. citation, le reste est à l’avenant) – il y a des Dodos, une pieuvre, des V2 pendant le Blitz, un mec qui s’appelle Roger Mexico, un autre Tryone Slothrop, oui, Jessica, d’accord, Londres, la guerre, des… érections, ah, des « puritains férus de vocabulaire qui s’accrochent à l’arbre généalogique des Slothrop », très bien, on nous apprend que « presque tout le monde travaille pour quelque service secret », oui – mais pas une trace de trame, de structure, rien de facilement assimilable, rien qui ne ressemble de près ou de loin au résumé d’un film dans Télé 7 Jours, avec en bonus sa section « Si vous avez loupé le début » qu’on lira dans tous les cas… Autant dire que, pour le lecteur tombé sur cette édition par hasard, dans une bibliothèque ou en librairie, deux cas de figures se présentent :

a) Il aime planer, prendre des risques, ne pas savoir où il va ; il aime les défis, les Dodos, la vie – il donne sa chance au livre.

b) Il n’aime rien de tout ça – il repose le livre et va s’acheter un Mars.

Ce qu’il faut comprendre c’est que, dans le cas a) comme dans le b), le lecteur ne s’est pas fait avoir : ce résumé, c’est presque comme s’il faisait partie du livre, aussi vaste et flou, aussi magique et intriguant, aussi… Ce qu’il faut peut-être rappeler, c’est que ce troisième roman de Thomas Pynchon fut sélectionné par le jury du prix Pulitzer, catégorie fiction, l’année de sa sortie, mais que le Comité Suprême, dépassé en ces temps de bouleversements culturels – le début des années 1970 –, posa un véto contre l’ouvrage qu’il jugea « illisible », « ampoulé », « sur-écrit » et « obscène », rien que ça… Pas de Pulitzer, donc, mais le livre gagna tout de même le National Book Award (Pynchon ne se rendit pas à la cérémonie, mais nous y reviendrons) et acquit au fil des années son statut de « mètre-étalon pynchonien », puis d’« œuvre-culte » (tout est « culte », de nos jours, c’en est embarrassant…), amplifié, nous y voilà, par le simple fait que l’écrivain n’aime pas les médias, pas d’autre façon de le dire : pas d’interviews, pas de photos, et ce depuis lors et jusqu’à aujourd’hui, où l’homme semble autant admiré que conspué, la moindre recherche Internet débouchant sur des commentaires de clients peu satisfaits, « Merde, on m’avait décrit ce livre comme un chef-d’œuvre et je n’ai pas pu passer la page 50, on ne comprend rien (c’est parfois vrai), ce gars ne sait pas écrire (plus discutable – ne pas écrire pendant 1100 pages, tout de même….), quelqu’un lui a-t-il parlé de structure, suis-je tombé sur une de ces arnaques littéraires, l’un de ces auteurs que personne ne lit mais que tout le monde encense ? » Oui, oui, oui ! Pendant ce temps, Pynchon ricane (ou pas) et se paye le luxe de doubler à deux reprises son alter-égo dans les Simpsons, image de l’écrivain reclus, savant ou fou, sac en papier sur la tête. Tout cela nous ramène à cette édition de 1988 qui, non-contente d’enfoncer le clou avec sa quatrième de couverture surréaliste, de ne donner aucune info sur la trame, sur le personnage principal, bref, de ne pas tenter d’aiguiller le lecteur, de lui faire confiance, ne fournit aucun détail biographique, aucune mention, même, en dehors du nom de Pynchon en couverture. Qui est cet homme, qu’a-t-il fait pour mériter notre attention ? Rien, pas même le fameux National Book Award, pas d’extrait de chronique… Le contenu doit se suffire à lui-même – du reste, le lecteur peut aller se faire voir. Voilà ce qui marque, dans cette édition : l’absence de tentative d’hameçonner le lecteur (pardon : le « client »), la complémentarité entre le livre-histoire, le livre-objet et la personnalité de l’écrivain, comme si le médium faisait partie du message, tandis que la troisième édition…

A ma droite, donc : les années 2010. La collection Points, on la connaît bien : des centaines d’ouvrages, tous présentés de la même façon, couverture glacée, tranche moderne, quatrième avec résumé-accrocheur + la petite citation qui va bien + la petite bio de l’auteur et, afin d’achever le bétail, la citation extraite d’une chronique (pas toujours du livre concerné, la chronique, mais tant que l’auteur est le même…) qui atteint ici des sommets de banalité : « Un livre exceptionnel, remarquable (La Quinzaine littéraire) », ah oui, K.O, si la Quinzaine le dit… La couverture-avant tape dans le psychédélisme, elle n’est pas moche, non, soyons francs, mais… Oui, bon, c’est un livre barré, alors des couleurs, des formes étranges, ça fonctionnera, oui, ça fait bien ça le LSD, non ? L’objet est très maniable, bonne prise en main, agréable au toucher… La différence se situe dans le résumé (là encore, voir la citation) qui nous pose une intrigue digne d’une série B M6, « Waou, punaize, le mec il bande tellement que des bombes en tombent ! » et qui, surtout, tente de poser des bases, d’aiguiller le lecteur, là où l’auteur a fait de son mieux pour le perdre… Pour expérimenter, pour… Le nom du ***héros***, par exemple : nom de Dieu, on est censé mettre cinquante pages à comprendre ! « Mais personne n’a jamais dit qu’une journée devait, au moment où elle s’achève, avoir un sens, tout à coup. » C’est vrai, non ? Et puis il y a la biographie, argument de vente ultime, qui n’oublie surtout pas de mentionner que Pynchon est un « écrivain à l’anonymat obstiné depuis près de quarante ans », ah oui, bravo, quarante ans, pas mal du tout ! La boucle est bouclée : la haine des médias se transforme en argument de vente, et Pynchon bâtit son mythe, malgré ou grâce à son dégoût des singeries télévisées, d’une vie dans les tabloïds, toutes ces choses dont raffolent forcément ces hommes qui passent leur temps enfermés, seuls devant un clavier, ils devraient nous remercier, n’est-ce pas ? Des détails, tout ça… N’en reste pas moins qu’une édition dans la main gauche, l’autre dans la main droite, nous voilà pris de vertige, pour peu que l’on en vienne à se demander qui, aujourd’hui, oserait publier le roman-fleuve d’un « écrivain anonyme », avec ses mille-et-quelques pages, ses quatre cents personnages, ses incalculables tangentes, ses pratiques sexuelles immorales, sa « pornographie du petit-garçon-et-son-toutou », ses bouffeurs d’excréments, ses rêves dans les rêves dans les rêves dans la réalité, sans prendre la peine de le doter d’une quatrième de couverture racoleuse, d’une recommandation de la presse et d’une biographie, juste au cas où un zozo se ferait avoir – un livre de vendu, c’est toujours ça de pris, et peu importe qu’il soit lu.

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