L'art de la farce

Quelques réflexions sur la narration et son enseignement, par Kurt Vonnegut. 


En plus d'être l'un des plus grands romanciers américains du vingtième siècle, Kurt Vonnegut a enseigné le creative writing pour l'Université de l'Iowa. Pour bien commencer la rentrée, nous avons traduit les quelques extraits d'interviews suivants.

Pensez-vous que l’art de la narration puisse vraiment s'enseigner ?

Oui, de la même façon que le golf : un professionnel peut t’indiquer les défauts les plus flagrants de ton swing. Certains de mes élèves ont fini par publier de merveilleux livres. Gail Godwin, John Irving, Jonathan Penner, Bruce Dobler, John Casey et Jane Casey. Maintenant je ne veux plus enseigner, mais je connais bien la théorie.

Pouvez-vous formuler cette théorie en quelques mots ?

Paul Engle, le fondateur du Writers Workshop de l’Iowa, l’a déjà fait. Un jour il m’a expliqué que, si jamais son atelier obtenait un bâtiment, la devise suivante serait gravée sur la porte : « Ne prenez pas tout ça trop au sérieux ».

En quoi cela aiderait-il les apprentis écrivains ?

Ça leur rappellerait qu’ils sont ici pour apprendre l’art de la farce.

De la farce ?

Si tu fais rire ou pleurer les gens face à de petites traces noires sur du papier blanc, qu’est-ce sinon une farce ? Toutes les bonnes histoires sont d’excellentes farces. Les gens tombent dans le panneau, encore et encore.

Un exemple ?

Le roman gothique. Des douzaines sont publiés chaque année, et ils se vendent tous. Mon ami Borden Deal a récemment écrit un roman gothique, juste pour le plaisir. Je lui ai demandé de m’en résumer l’intrigue. Il m’a répondu : « Une jeune femme décroche un emploi dans une vieille maison, où elle tombe sur des choses plus effroyables les unes que les autres. »

D’autres exemples ?

Ils sont moins drôles à décrire : quelqu’un s’attire des ennuis, puis finit par s’en sortir ; quelqu’un perds une chose, et finit par la retrouver ; quelqu’un est blessé, et finit par se venger ; Cendrillon ; quelqu’un dérape et s’enfonce, s’enfonce, s’enfonce ; deux personnes tombent amoureuses, mais un paquet de gens les empêche de vivre leur amour ; une personne vertueuse est accusée à tort d’avoir péché ; un pêcheur  est pris pour un homme vertueux ; quelqu’un fait preuve de courage face à un défi, et finit par réussir ou échouer ; une personne ment, une personne tue, une personne commet la fornication.

Pardonnez-moi, mais ce sont là des intrigues très vieillottes.

Je vous garantie qu’aucun procédé narratif moderne, même sans intrigue, ne procurera de réelle satisfaction au lecteur, à moins que l’une de ces intrigues « vieillottes » n’en fasse partie, d’une façon ou d’une autre. Je n’encense pas ces intrigues comme représentations fidèles de la vie, mais comme façons d’accrocher le lecteur. Quand j’enseignais l’art de la narration, je disais à mes élèves que leurs personnages devaient désirer une chose dès la première ligne de l’histoire, même si cette chose était un verre d’eau. L’un de mes élèves a écrit l’histoire d’une nonne qui se coinçait un morceau de fil dentaire entre les molaires inférieures, et qui n’arrivait pas à le retirer de la journée. J’ai trouvé ça merveilleux. Cette histoire parlait de choses beaucoup plus profondes que le fil dentaire, mais la raison pour laquelle les lecteurs continuaient de lire, c’était l’anxiété : il fallait qu’ils sachent si le fil dentaire finirait par être retiré. Personne ne pouvait lire cette histoire sans se triturer les dents. Voilà un exemple de très bonne farce. Si l’on exclut l’intrigue, si aucun personnage ne désire quoi que ce soit, alors on exclut le lecteur, ce qui est une chose très mesquine à faire. Une autre façon d’exclure le lecteur, c’est de ne pas lui dire d’entrée de jeu où se déroule l’histoire, et qui sont les protagonistes.

Et ce qu’ils désirent.

Oui. Et si tu veux vraiment que le lecteur s’endorme, la meilleure façon serait de toujours éviter que les personnages entrent en conflit les uns avec les autres. Les apprentis écrivains prétendent souvent vouloir éviter le conflit dans leurs histoires, car c’est ce que font les gens dans le monde moderne. « L’existence moderne est si solitaire », expliquent-ils. Ce n’est que de la paresse. Le travail de l’écrivain, c’est de mettre en scène des confrontations, de façon à ce que les personnages disent des choses surprenantes et révélatrices, qui nous éduquent et nous amusent. Si un écrivain ne sait pas ou ne veux pas faire ça, il ferait mieux de choisir un autre artisanat.

Artisanat ?

Artisanat. Les charpentiers construisent des maisons. Les romanciers utilisent le temps libre d’un lecteur de façon à ce qu'il n’ait pas l’impression de perdre son temps. Les mécaniciens réparent des voitures.

Mais il faut tout de même du talent ?

Dans tous ces domaines, oui. À une époque, j’étais vendeur de voitures à Cape Cod. J’ai essayé de suivre des cours de mécanique dispensés par mon employeur, mais je me suis fait renvoyer. Aucun talent.

Le talent pour la narration est-il commun ?

Dans n’importe quelle classe de creative writing, sur vingt élèves, six seront extrêmement talentueux. Deux d’entre eux finiront peut-être par publier des choses.

Quelle est la différence entre ces deux-là et les autres ?

Ils auront en tête quelque chose d’autre que la littérature elle-même. Et puis ce seront sûrement de bons arnaqueurs. C’est à dire qu’ils n’attendront pas passivement d’être découverts. Ils insisteront pour qu’on les lise.

Traduction : Pierre Larsen, 2016. 
V.O consultable ici
En France, une partie de l’œuvre de Vonnegut a paru chez Points, une autre chez Gallmeister.




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