Salut les bébés. Bienvenue sur Terre.

Entretien avec Philippe Beyvin des éditions Gallmeister (collection Americana) à propos de Kurt Vonnegut.


À l'heure de la publication française de Nuit Mère, suite de notre "dossier Vonnegut", débuté avec cet article et destiné à s'élargir au gré des envies. L'idée d'interviewer ses éditeurs français est née d'une impression : celle de rarement entendre parler de lui dans l'hexagone. Un sentiment confirmé, par exemple, par cette remarque sur le site de Monsieur Toussaint Louverture : "Allez en bibliothèque, cherchez Kurt Vonnegut et lisez. Faites-le, c’est tout. L’un des plus grands romanciers américains, en plus vous pourrez faire le malin en soirée, parce que personne ne le connaît."

Aux États-Unis, Vonnegut est considéré comme l’un des grands écrivains contemporains. On l’étudie à l’école. Il a vendu plus de dix millions de livres. Qu’en est-il en France ? Corrigez-moi si je me trompe, mais ici, j'ai l'impression qu'il est injustement ignoré. 

Injustement ignoré en France est sans doute un peu exagéré : la quasi-totalité de son œuvre romanesque a été publiée de son vivant (seul son dernier roman n'a pas été traduit), ainsi que nombre de ses essais. Je crois plutôt qu'en France, il n'est toujours pas connu à la hauteur de l'importance de son œuvre et de la place qu'il occupe dans le panthéon des lettres américaines.

Éditer ou rééditer Vonnegut en France, est-ce donc un pari risqué ? Les romans que vous avez publiés ont-ils trouvé leur public ? 

Quand on réédite des ouvrages, on se place dans un temps long. Éditer l'œuvre de Vonnegut aujourd'hui n'est pas un pari risqué parce que cela s'inscrit dans une démarche globale de la maison, avec la collection totem, de refaire découvrir des classiques de la littérature américaine, en complément du passage de nos propres titres dans cette collection. Pour répondre plus précisément à votre question, les livres que nous avons publiés se sont vendus autour de 3 000 exemplaires, ce qui reste très honorable même si décevant au regard de l'importance de l'œuvre de Vonnegut…

Comment s’est déroulée votre découverte de l’auteur ? Vous a-t-il tout de suite semblé évident qu’il fallait garder son œuvre disponible ? Qu’y avez-vous trouvé d’intemporel, d’universel ? 

J'ai découvert l'œuvre de Vonnegut, il y a longtemps, lorsque j'avais 20 ans et je me suis dit "Waouh ! Ces livres sont absolument déments !" Je pense que ce qui m'a marqué, dès le départ, c'est le caractère irrévérencieux de Vonnegut : il appuie là où ça fait mal sur tous les thèmes importants – l'amour, la guerre, la religion, l'argent, etc. En le relisant aujourd'hui, on est frappés à quel point ses livres sont toujours aussi précis, comme si, au fond, les êtres humains n'avaient pas changé (ce qui est sans doute le cas…), ni leurs obsessions. En même temps, son irrévérence est nuancée d'une grande compassion : Vonnegut connaît l'âme humaine et sa complexité et il a un regard plutôt tendre sur le genre humain malgré toutes les atrocités dont il est capable. Cet aspect se retrouve dans Nuit Mère que nous publions en septembre et dans lequel il aborde l'Holocauste, en mettant en scène l'un des pires propagandistes du 3ème Reich à l'aube de son procès pour crimes contre l'humanité. Présenté sous forme de confessions, l'enjeu romanesque reste de savoir si cet homme a été un criminel convaincu et zélé du régime nazi ou s'il a été un espion au service des Américains. Vonnegut ne tranche pas vraiment et joue sur la frontière entre le Bien et le mal, parce que le monde des humains n'est ni tout noir, ni tout blanc.

Si l’on en croit la page Wikipédia de Gallmeister, votre maison s’est donnée pour but de « faire connaître le genre littéraire ‘nature writing’ ». Quel place Vonnegut occupe-t-il dans votre catalogue ? Celle de l’exception ? Du parrain moral? 

Il faudrait sans doute mettre à jour la page Wikipedia de la maison d'édition : si le but était celui que vous citez à sa création, la maison a aujourd'hui 10 ans, et elle s'est étoffée : aux côtés des collections créées à l'origine - Nature Writing et Noire - la collection Americana a vu le jour, nous avons ensuite créé une collection de semi-poches, totem, et plus récemment, la collection Neonoir. Aujourd'hui, l'ambition de la maison serait plutôt de raconter l'Amérique à travers sa littérature, de faire lire l'Amérique. Publier Vonnegut s'insère tout naturellement dans ce projet : refaire découvrir un classique du XXème siècle et il a toute sa place, dans la collection totem, aux côtés d'auteurs comme Tim O'Brien, Tobias Wolff, Tom Robbins…

Qualifierez-vous le style Vonnegut de typiquement anglo-saxon, typiquement américain, ou juste « typiquement Vonnegut » ? Ce curieux hybride de satire et de science-fiction ; cet humour décalé, à la fois subtil et potache, à rapprocher de Thomas Pynchon ; ce mélange de pragmatisme et de nonchalance… À votre connaissance, existe-t-il en France ou ailleurs des auteurs « de cette veine » ?


Si Kurt Vonnegut est considéré comme un classique, c'est justement parce qu'il a développé un style qui lui est propre – il suffit de lire une page d'un de ses livres pour reconnaitre sa voix. Je ne l'aurais pas rapproché naturellement de Pynchon – Vonnegut est plus direct dans son propos, à mon sens, il va plus vite à l'essentiel. L'un des héritiers naturels de Vonnegut, qui a développé son propre style, est sans contexte Tom Robbins dont nous publions l'ensemble de l'œuvre, mais Kurt Vonnegut a influencé beaucoup d'auteurs, américains ou étrangers, à commencer par John Irving (Vonnegut a été son mentor à la fac, puis est devenu son ami) ou d'autres comme Haruki Murakami, Rick Moddy, Jonathan Safran Foer, Ken Kalfus, Jess Walter, …

Cet humour si particulier a-t-il représenté un défi de traduction ? 

Le défi de la traduction des œuvres de Vonnegut tient plutôt dans la capacité du traducteur (en l'occurrence, les livres que nous avons publiés ont été traduits avec talent par Gwilym Tonnerre), à rendre la fluidité de la langue de Vonnegut qui est faussement "simple", de repérer les gimmicks vonnegutiens et de les rendre aussi évidents en français, et in fine de trouver que la version de tel passage qui a retenu votre attention en anglais est parfaite et s'en délecter, comme en version originale. J'aime beaucoup celui-ci, par exemple : "Salut, les bébés. Bienvenue sur Terre. Il fait chaud en été et froid en hiver. C’est rond et humide et bondé. À tout casser, les bébés, vous avez environ cent ans à passer ici. Je n’ai qu’une règle à vous donner, les bébés : “Nom de Dieu, il faut être bon."

Tout le long de son œuvre, Vonnegut se moque des religions. Son athéisme n’était pas un secret. Il se revendiquait humaniste, ce qui consistait, selon lui, à « se comporter décemment, sans attendre la moindre récompense ni punition après la mort. » Ses romans ont fait face à plusieurs cas de censure. Dans les années 1970 et 1980, Abattoir 5 a été banni de certaines écoles et qualifié, en vrac, de roman « anti-américain, anti-chrétien, antisémite, dépravé, immoral, psychotique, vulgaire et obscène ».  Publier Vonnegut, est-ce aussi un acte militant ? 

Pour que ce soit un acte militant, il faudrait que nous soyons des éditeurs militants, ce que nous ne sommes pas. C’est le rôle des écrivains de vivre dans les marges, hors de tout système, pour nous ouvrir les yeux sur l'époque dans laquelle nous vivons. Nous publions de la littérature et notre rôle est de promouvoir cette littérature et leurs auteurs.

J’ai été surpris que vous n’utilisiez pas un dessin de l’auteur pour la couverture de Nuit Mère. Puis ça m’a frappé : les étoiles du drapeau américain y font-elles bien référence à l’une des plus fameuses illustrations du Petit déjeuner des champions ? 

Pour la couverture, nous avons effectivement repris la fameuse illustration de Vonnegut pour les étoiles du drapeau Américain, illustration qui a de nombreuses significations. L'une d'elle, comme l'écrit Vonnegut dans Le petit-déjeuner des champions, est : "Je suis programmé à cinquante ans pour œuvrer comme un enfant – pour insulter La Bannière étoilée, pour gribouiller des dessins de drapeaux nazi et de trous du cul et de plein d’autres choses au crayon-feutre. Pour donner une idée de la maturité de mes illustrations dans ce livre, voici mon dessin d’un trou du cul :


"

Gallmeister a publié trois romans de Vonnegut. Il en existe onze autres. Allez-vous continuer sur cette lancée ? Si oui, vous serait-il possible de révéler le ou les prochains sur la liste ? 

D’autres publications de Vonnegut ne sont pas encore au programme, mais rien ne dit que nous nous arrêterons là…

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Un grand merci à Philippe Beyvin pour son enthousiasme et sa réactivité. 

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