Hystérie culturelle

Une chronique insensée vaut-elle mieux que pas de chronique du tout ? Tentative de réponse avec le superbe Ce que nous avons perdu dans le feu, de l'écrivaine argentine Mariana Enriquez. 


Quand j’étais un jeune punk et que les 45 tours valaient trois euros pièce, je les consommais à une vitesse vertigineuse ; j’en chroniquais la plupart dans mes fanzines, mais ma façon favorite de leur déclarer ma flamme restait la liste. Plusieurs fois par semaine, je postais ainsi la "playlist" de mes achats récents sur un « forum internet » (cet ancêtre du réseau social, que l’on aurait tué plus vite si l’on avait su ce qu’il allait enfanter), et cette pratique m’apportait une joie et une exaltation qui m’inspirent aujourd’hui un mélange d’embarras et de bienveillante nostalgie, tant elle sentait à plein nez la surdose de caféine et le nerdisme décomplexé.

À l’époque, je pensais que cette pratique était l’apanage des punks ; aujourd’hui, je sais comme tout un chacun que les listes pullulent sur l’internet, qu’elles soient thématiques (« les dix meilleurs films réalisés par des nains anorexiques ») ou « temporelles » (« les soixante-treize meilleurs morceaux de ska festif de 2016 »). Don DeLillo, le gourou des romanciers paranoïaques, a sûrement raison lorsqu’il déclare que "les listes sont une forme d’hystérie culturelle"; mais elles n’en sont pas moins une façon simple et efficace de partager son enthousiasme sur un sujet donné.

Le rapport avec Ce que nous avons perdu dans la feu ? Réponse en deux temps :

1) La raison pour laquelle je me suis procuré ce recueil de nouvelles est qu’une superbe liste orne sa quatrième de couverture ; en la survolant en librairie, j’ai aussitôt compris que ça allait être ma came. 

2) J’ai décidé d’utiliser le stratagème de la liste pour le chroniquer, d’une parce que j’ai devant moi une journée chargée, de deux parce qu’écrire des chroniques dignes de ce nom prends un temps fou, de trois parce que, si l’on en croit Don DeLillo, la liste est la meilleure façon de communiquer le genre d’enthousiasme hystérique que m’inspire ce recueil.

Si je devais résumer ce livre en un seul mot, je dirais « cool ». Non que les nouvelles de Mariana Enriquez n’évoquent le Fonz’ ou qu’elles ne soient pas aussi sombres, sérieuses, drôles et modernes que possible ; simplement, elles sont avant tout incroyablement cools, c'est à dire addictives au possible, avec cette radieuse nonchalance qui donne l’impression qu’elles ont été rédigées clope au bec et grenadine en main pendant que, derrière l’écrivaine, s’agitait un monstre tentaculaire qu’elle ignorait sans effort, toute à ses histoires de sorcières junkies, d’adolescentes furieuses, de fantômes urbains et de mutants avalés par les eaux noires de Buenos Aires. Bref : oui, j’aurais pu me contenter de chroniquer ce livre en un mot, mais non, je ne le ferais pas ; à la place, je vous livrerais une liste de douze questions que peuvent inspirer, dans l’ordre, chacune des nouvelles de ce recueil :

1) Que répondre à votre ami transsexuel quand il vous dit que vous gentrifiez le quartier, alors que la seule chose dont vous vous sentez coupable est d’avoir exprimé votre inquiétude face à la disparition du fils d’une junkie locale ?

2) Comment vaincre les fantômes d’un hôtel en étant seulement armé d’un chorizo ? 

3) Que se passe-t-il quand un jeune punk prends son premier acide avec des adolescentes plus expérimentées qui le menacent soudain avec des ciseaux ? 

4) Comment une maison abandonnée peut-elle avaler une jeune fille ne possédant qu’un seul bras ? 

5) Si votre métier était guide touristique spécialisé dans les criminels locaux, que feriez-vous lorsque l’un d’eux, un enfant serial killer, commencerait à vous hanter ?

6) Si vous aviez l’occasion de vous débarrasser de votre compagnon exécrable dans un hôtel peuplé de camionneurs potentiellement sadiques, le feriez-vous ?

7) Comment réagir lorsqu’une camarade de classe s’arrache soudainement les ongles de la main avec les dents ?

8) Vaut-il mieux avoir pour compagnie une tête de mort trouvée dans la rue sur un tas d’ordures, ou un mec gros, paresseux et trouillard ?

9) Est-il parfois admissible de fumer des joints et de picoler au travail quand on est travailleuse sociale ?

10) Les égouts de ce bidonville sont-ils hantés ?

11) Au fond, qu’est-ce que le « Dark Web » ?

12) Et pourquoi ces femmes s’immolent-elles ?

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(Ce que nous avons perdu dans le feu, de Mariana Enriquez. Traduction : Anne Plantagenet. 240 pages. Paru en janvier 2017 aux Editions du sous-sol)

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