Lointains souvenirs des flammes

Quelques chroniques récemment publiées dans le fanzine Psycho Disco.

 


Zeroville, de Steve Erickson (Actes Sud, 2010) 
Ces temps-ci quand on me demande quel genre de roman j’aime lire ou quel genre de roman j’aimerais écrire, c’est à Zeroville que je pense – un condensé de références contre-culturelles réelles et fictives, une galerie de freaks inoubliables, une écriture accessible mais exigeante, des chapitres-vignettes incisifs comme du Negative Approach, une narration dynamique et, pour ne rien gâcher, une réécriture drôle et subtile des racines du punk. Non que Zeroville appartienne à la douteuse catégorie des « romans sur le punk » – son sujet est le cinéma, plus précisément la fin de l’âge d’or d’Hollywood, quand le show-business a dévoré la magie – mais Vikar, anti-héros proto-punk au sens le plus littéral du terme, avec son autisme, son intransigeance, sa violence gratuite et son tatouage d’Elizabeth Taylor et Montgomery Clift sur le crâne, est devenu pour moi le protagoniste punk #1 de la littérature, toutes époques confondues. Un roman où s’entrecroisent les spectres de Charles Manson, X-Ray Spex et Robert De Niro période Taxi Driver pouvait-il me déplaire ? L’adaptation cinéma de et avec James Franco, qui traîne depuis quelques années, me fait autant saliver que flipper.

Les fantômes du vieux pays, de Nathan Hill (Gallimard, 2017) 
Spécialité française : affubler les bouquins et les films de titres ridicules, alors que les V.O déboîtaient. « The Nix » – titre original de ce roman, référence à une légende norvégienne centrale dans l’histoire – c’était trop difficile à traduire ? Et, euh… « Le Nix » ou juste « Nix », par exemple ? Juste des suggestions. Dans le même ordre idée, la couverture de la V.O était parfaite, tandis que celle de la V.F évoque une quelconque bouse adolescente. Bref. Cette traduction de The Nix, je l’attendais de pieds fermes, et quand elle m’est tombée dans les mains, j’en ai bouffé les 700 pages en trois jours. Sorte d’héritier de David Foster Wallace ou Thomas Pynchon, mais avec une accessibilité d’écriture qui le ramène au niveau plus terre-à-terre/ moins expérimental d’un John Irving, Nathan Hill a mis une dizaine d’années à accoucher de ce roman préfigurant l’ère Trump. On y trouve des scènes hallucinantes d’émeutes à Chicago en 1968, des geeks sous-alimentés qui overdosent aux jeux-vidéos en ligne, des réflexions acerbes et poignantes sur ce que sont devenus les anciens hippies, le tout à travers l’histoire d’un homme recherchant sa mère qui l’a abonné à l’enfance, et dont il retrouve la trace lorsqu’elle devient une star de YouTube en agressant un candidat réac’ à la présidentielle.

Cadavre Expo, de Hassan Blasim (Seuil, 2017) 
Ultra-violence & poésie de la vie quotidienne, made in Bagdad. Des nouvelles écrites au napalm par un auteur irakien qui frappe vite et fort. Un univers de western sans pitié, ensablé et décrépit, dont le shérif aurait déserté face à la brutalité de milices fondamentalistes terrifiant des habitants n’ayant pour refuges que l’imaginaire, la magie, les histoires. Car si Cadavre Expo regorge de ceintures explosives, de voitures piégées, de décapitations et autres égorgements, ces éléments sont rarement centraux : la plupart du temps ils font « juste partie du décor ». La terreur née en partie de ce constat – des événements autour desquels d’autres auraient bâti des romans entiers ne sont ici que des détails du quotidien. Les sujets de ces nouvelles ? Des djinns cachés au fond de trous temporels. Des esprits habitant les corps de leurs anciens camarades. Des cadavres exposés comme des œuvres d’art. Des fantômes de soldats rédigeant des romans d’outre-tombe. Un cul-de-jatte entraîneur de foot. Des grands frères enseignant l’assassinat à leurs cadets. Oui, la mort est omniprésente, qu’elle soit l’œuvre de ces cow-boys d’américains ou de fondamentalistes religieux. Mais dans ce monde où "Dieu n’est plus qu’un sabre tranchant les têtes et punissant les mécréants", poésie et humour résistent, s’adaptent, mutent jusqu’à prendre des formes inédites.

Ce que nous avons perdu dans le feu, de Mariana Enriquez (Editions du sous-sol, 2017) 
Dans ces nouvelles Mariana Enriquez revendique l’héritage d’Emily Brontë, Anne Rice, Stephen King, Hubert Selby Jr et Brett Easton Ellis. Comme pour les trois livres précédemment chroniqués, ce recueil donne foutrement envie de lire, foutrement envie d’écrire ; il a beau se dérouler principalement en Argentine, le monde qu’il décrit m’est plus familier que n’importe quel Amélie Nothomb ou Delphine de Vigan. La particularité de ces nouvelles, outre leur côté fun et cool au possible, c’est de mêler un univers urbain très actuel – la violence du métro, la précarité, les petits jobs, les relations interpersonnelles chaotiques – à des éléments horrifiques, fantastiques ou surnaturels. Mais l’horreur n’est jamais explicitement extérieure, c’est à dire que dans la plupart des cas, on ne saura si elle résulte des névroses et de la paranoïa des protagonistes, ou du monde réel. Comme dans Cadavre Expo, le résultat est puissant, puisqu’il ouvre la porte à d’autres interprétations du réel, d’autres façons d’envisager les événements les plus étranges du quotidien. Et puis merde, l’histoire des trois adolescentes qui traumatisent un jeune punk en lui faisant prendre du LSD vaut son pesant de cacahuètes.

Lointain souvenir de la peau, de Russel Banks (Actes Sud, 2012) 
Ce roman a sauvé mon été – à un moment où je n’arrivais plus à m’évader autrement qu’avec Friends, une camarade me l’a mis dans les mains. « Tiens, ça c’est pour toi ». La plupart du temps je me méfie de ce genre de recommandations ; là, non. Résumé par les souvent pertinents Actes Sud comme « le grand roman du nouveau désordre sexuel, à l’ère d’Internet et de la pornographie en ligne », Lointain souvenir de la peau raconte l’histoire d’un adolescent – tout juste majeur – condamné pour pédophilie, et forcé par le système judiciaire à aller vivre sous un viaduc, dans un campement de fortune où ne vivent que d’autres « criminels sexuels ». Un jour il croise la route d’un mystérieux sociologue, déterminé à le « guérir de sa pédophilie », et l’histoire est lancée. Russel Banks n’est pas exactement le genre de romancier qui doit faire ses preuves, mais l’empathie que dégage ces pages m’a bluffé, tout comme sa maîtrise, l’air de rien, en terme de structure narrative. Extrait :
« Et si nous n’identifions pas les changements qui, dans notre civilisation, attaquent nos systèmes immunitaires sociaux et éthiques – systèmes auxquels nous nous référons d’habitude en parlant de tabous – il ne faudra pas longtemps avant que nous succombions tous. Nous deviendrons tous des délinquants sexuels (…). Il est possible que, dans un sens, nous le soyons déjà. (…) Nous les rejetons, nous les traitons comme des parias, alors que nous devrions les étudier de près, les abriter et empêcher qu’on leur fasse du mal, comme si, en réalité, c’étaient des frères humains qui, inexplicablement, sont retournés à l’état de chimpanzés ou de gorilles, et qui, parce qu’ils sont génétiquement identiques à nous et partagent la même ascendance que nous, peuvent nous apprendre ce que nous risquons de devenir nous aussi si nous n’inversons ou ne modifions pas les facteurs sociaux qui, en premier lieu, les ont poussés à renoncer à un ensemble particulièrement utile de tabous sexuels. » 

Le Point Aveugle, de Javier Cercas (Actes Sud, 2016) 
Celui-là ne parlera pas à tout le monde. Disons que si vous vous posez des questions du style « Quel est le rôle de la littérature ? », « Un romancier se doit-il de livrer les réponses aux mystères qu’il pose ? », ou si vous ne pouvez vous remettre des lectures successives des Détectives Sauvages et 2666, ça devrait être votre came. Javier Cercas, dont les romans ne m’ont pour l’instant pas complètement convaincu (à part peut-être son plus court, Le Mobile), explore ici la question des mystères insolubles – ces questions auxquelles on ne peut répondre que par d’autres. Via quelques exemples récurrents (notamment Le Château et Le Procès de Kafka, Moby Dick de Melville, ou la nouvelle Wakefield de Nathaniel Hawthorne), l’auteur expose sa vision de la littérature, et conclut : « Écrire un roman consiste à plonger dans une énigme pour la rendre insoluble, non pour la déchiffrer (…). Cette énigme, c’est le point aveugle, et le meilleur que ces romans ont à dire, ils le disent à travers elle : à travers ce silence pléthorique de sens, cette cécité visionnaire, cette obscurité radiante, cette ambiguïté sans solution. Ce point aveugle, c’est ce que nous sommes. »

Le mariage du ciel et de l’enfer, de William Blake (Allia, 2017) 
Lu cinq ou six fois au cours de l’été. Je me serais passé de la photo de Johnny Depp en couverture, mais soyons honnêtes – si j’étais familier de William Blake et si j’ai acheté ce livre, c’est surtout grâce à Dead Man, le film où Jim Jarmusch lui rend un hommage appuyé. Du reste je me sens idiot, à chroniquer ce livre. Non que je n’ai pas envie de le recommander – de tous les bouquins évoqués ici, c’est le plus universel – mais parce que je ne sais comment lui rendre justice. Une série d’aphorismes poétiques, où la vérité est toujours à chercher dans l’alliance des contraires et, pour paraphraser Philip K.Dick, dans cette capacité à « soulever le voile de la réalité » et d’oser regarder ce qui se cache derrière.

Quitter la mer, de Ben Marcus (Editions du sous-sol, 2017) 
La première nouvelle de ce recueil en justifie la lecture. Un homme débarque dans un aéroport à Cleveland, Ohio. Il est accueilli par sa famille qu’il n’a pas vue depuis des années. Mais à peine arrivé, il regrette d’être venu. Au cours d’un week-end catastrophique, on passera d’une grande empathie pour lui, face à cette famille qui le méprise et le craint, à une certaine empathie pour les membres de la dite-famille, lorsque l’on commencera à comprendre leur passé, et à douter de la version de la réalité du protagoniste. Ben Marcus, également auteur du très bon roman « L’alphabet de flammes », est de ces écrivains post-modernes nord-américains qui dissèquent le présent et juste le présent. À ceux qui pensent que la littérature n’est plus adaptée à un monde où règnent images, séries-télé et films, il offre un contre-exemple : seule la littérature permets une immersion si totale dans la psyché d’autrui ; ici, à travers ce protagoniste dont la vision du monde se révèle de moins en moins fiable, on est amené à questionner notre rapport à la réalité. Mais aussi à s’en payer une bonne tranche, puisque les rapports familiaux évoqués sont aussi violents que libérateurs pour qui s’est jamais senti comme un extra-terrestre dans sa propre famille.

Demain les flammes (revue) 
Pour ce que ça vaut, je n’avais pas été aussi motivé par une revue ou un fanzine depuis les VF du Believer parues chez Inculte. Demain les flammes, c’est comme un mélange entre Heartbeat, les derniers Plus que des mots, et ces revues aux longs articles qui fleurissent en France depuis quelques années, mais en version underground, avec des gros bouts de punk dedans. Esthétiquement c’est d’une classe rare, avec des couvertures sérigraphiées et un paquet d’illustrations, et niveau contributeurs, on croise un mélange de noms issus de Maximum Rock’n’roll (Golnar Nikpour, Martin Sorrondeguy, Mimi Thi Nguyen) ou juste de la Bay Area (Erick Lyle) et de récidivistes du fanzinat ou de la « littérature punk » française (Julien Besse, Gaël Dauvillier, Nicolas Rouillé, Ivan Brun). Si la pop iranienne, les nouvelles psycho-situationnistes, les polars du IIIème Reich, les marches antinucléaires, la littérature prolétarienne ou les boutiques de Donuts servant de planques pour malfrats font partie de vos potentiels centres d’intérêts, vous savez ce qu’il vous reste à faire.

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