Bien au chaud dans la glace






La Mélancolie de la résistance, de László Krasznahorkai.


"Les organismes complexes, multicellulaires, sont constitués d'un ensemble de cellules vivantes différenciées, assurant des fonctions spécialisées et opérant de manière concertée. Ces cellules dérivent en général d'une progénitrice unique et partagent le même patrimoine génétique." (*)

Bien que d'une portée infinie, l'histoire de La Mélancolie de la résistance est assez simple. Elle se déroule sur deux, peut-être trois jours. Son décor est une petite bourgade hongroise, qui, semble-t-il, peut ou doit être considérée comme un organisme vivant, composé comme tout autre de multiples cellules. Cet organisme présente la particularité d'être contaminé par le virus du chaos. Il y règne une ambiance, au choix, pré ou post apocalyptique, caractérisée par une atmosphère de déclin de la civilisation ou de fin d'époque. Pour preuve, le froid glacial, les montagnes de détritus incrustés dans le gel, les trains éternellement en retard, les arbres qui s'écroulent, les lampadaires éteints, le service public en perdition, les policiers alcooliques et les chats errants, le tout arrosé de litres de pálinka (boisson qui est au peuple hongrois ce que la vodka est au russe).

Dans cet organisme qu'est la ville, la cellule la plus déterminée, opportuniste et revancharde (ici nommée "Mme Eszter"), est la plus adaptée à la déchéance ambiante (elle se sent "bien au chaud" dans le froid glacial). Elle saisit donc l'opportunité d’intensifier le chaos – amplifié par l'irruption d'un cirque dont l'unique attraction est le gigantesque cadavre d'une baleine – pour prendre le contrôle de la ville et, sous couvert de rétablir l'ordre, instaurer son règne autoritaire. Plus précisément, le livre raconte la façon dont cette cellule s'engouffre avec délectation dans une double faille : d'un côté le chaos, de l'autre la passivité, la peur, la résignation des autres cellules de la bourgade.

Soit, on peut voir dans tout cela une allégorie sur la fin du communisme ou l'impossibilité d'une révolution ; mais on peut également y sentir des relents de Donald Trump, et d'Emmanuel Macron, et d'Adolf Hitler, et, plus généralement, de tout charognard qui, pour agir, attends le moment propice, celui où ses futures victimes sombreront dans l'état requis de faiblesse et de confusion. Une histoire qui fonctionne à la fois à la plus grande échelle (celle d'un pays ou d'une planète) et à la plus petite (celle d'un organisme en décomposition, pourquoi pas le cadavre d'une baleine), dont on pourrait sans doute tirer une équation universelle, de type "(impression de) chaos en expansion + résignation + passivité + peur + confusion + manque de culture des habitants = porte ouverte à prise de pouvoir autoritaire." C'est une histoire d'opportunisme – l'utilisation du spectacle (le cadavre de la baleine) pour attirer, hypnotiser, effrayer, détourner l'attention et finalement manipuler les foules – mais aussi, et peut-être surtout, de rêve brisé.

L'objet de ce rêve est la possibilité d'une retraite, d'un hypothétique refuge au sein d'un monde en décomposition. Car la "résistance" du titre, et donc sa "mélancolie", est probablement celle de Mr Eszter, homme cultivé et résigné, ancien compositeur ayant renoncé à la musique et au reste pour s'enfermer dans sa chambre et se couper du monde ; à moins que ce ne soit celle de Valuska, prophète idiot-savant, qui tente de communiquer son ébahissement pour le cosmos à des congénères au mieux hagards ou sourds, au pire hilares ou agressifs (il préfigure en cela le Korim de Guerre & guerre). Ces deux sensibles personnages  avancent inexorablement vers de traumatisantes épiphanies: l'acquisition d'une lucidité qui détruira le deuxième, mais encouragera le second à revenir vers la musique. Ce rêve, enfin, pourrait être celui de Mme Pflaum, mère honteuse de Valuska, combinant les "qualités" des deux autres "résistants" (retirée d'un monde qui la dégoûte et l'effraye, elle cultive la beauté dans son appartement-refuge), et dont le cadavre finira, comme celui de la baleine, exploité par le Pouvoir, qui l'exposera aux yeux de tous comme symbole futile de la résistance au chaos.

László Krasznahorkai 
La mélancolie de la résistance [Az ellenálás melankóliája] – 1989 
Traduit du hongrois par Joëlle Dufeuilly 
Collection Du monde entier, Gallimard 
Parution française : 09-11-2006

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