Comme des gamins

Quelques réflexions peu spectaculaires autour du deuxième essai du Comité Invisible, A nos amis


"Ma seule patrie, ce sont mes enfants." (Roberto Bolaño, 2003)

"Notre seule patrie: l'enfance." (Comité Invisible, 2014)

J'imagine qu'on mettra en avant les flammes, la destruction et les cocktails Molotov, "l'apologie de la violence" et les accusations de terrorisme, comme si c'était ça que ce livre racontait. Les médias feront dans le sensationnel, bon, il faut bien que les poissons nagent, mais pourtant... A lire A nos amis tranquillement, dimanche après midi au bord de la rivière, j'ai repensé à Winston Smith dans 1984: "Les meilleurs livres sont ceux qui racontent ce que l'on sait déjà." Ou alors, pour maintenir un semblant de continuité dans ce blog hautement professionnel, je pourrais vous dire que j'ai été frappé par la façon dont le monde décrit (disséqué?) dans A nos amis ressemble à celui mis en scène dans une "fiction moderne réaliste " comme, au hasard, Demande et tu recevras de Sam Lipsyte, et j'irais jusqu'à dire qu'il ressemble aussi à celui exploré dans l'intégralité de l’œuvre de Houellebecq - dans ces trois exemples (quatre avec Orwell) c'est cette même misère sociale, affective, sexuelle, matérielle (quoi que...), philosophique, cette même impuissance, cette même résignation couplée à la conviction que la fin est proche, ce même constat de déclassement, de disparition des classes moyennes, de déconnexion du réel, et ainsi de suite... Au final le monde ultra-(dé)connecté et organisé en flux que dissèque A nos amis, tout le monde le connait, et tout le monde ou presque s'accorde pour le dire - il est invivable, il rend la respiration difficile quand il ne nous étouffe pas franchement. Et si tout ça sonne comme un lieu commun, il faut se demander qu'en tirer sur nous-mêmes: quelle genre de créature se laisse étrangler sans essayer de repousser (puis, éventuellement, d'étrangler en retour) son agresseur?

En ouvrant A nos amis, je m'attendais à croiser les spectres de Vaneigem ou Debord, mais j'ai été surpris de tomber sur quelque chose de moins poétique que le premier et plus abordable que le deuxième, quelque chose d'au final assez pragmatique. J'en suis ressorti en me disant que le moteur du Comité Invisible, ce qu'il tente tant bien que mal de communiquer, n'est au final qu'une notion extrêmement simple à comprendre et donc extrêmement compliquée à formuler, une notion ayant quelque chose à voir avec ce que l'on pourrait appeler "l'éthique de l'enfance", cette éthique que l'on est si fortement encouragés à oublier lorsque vient l'âge adulte, cette éthique qui englobe des notions aussi fondamentales que le goût du jeu (y compris donc du déguisement, du vol, de l'attaque, de la course-poursuite, de la destruction, de la construction de cabanes dans les bois, etc), la curiosité constamment renouvelée, le besoin d'explorer, la remise en question permanente, l'énergie vitale, l'amitié et la "fidélité amicale", le groupe, une compréhension viscérale et donc difficilement explicable de ce qu'est l'injustice et, oui, le frisson face au conflit ou à "la guerre", que ce soit au sens de joute verbale ou de baston pour rigoler ou de baston sérieuse ou de guerre entre bandes rivales, guerre contre la famille, guerre contre ses frères et sœurs, etc. Le gamin n'a peur de rien et a donc moins tendance à fuir le conflit, en tous cas comparé à son homologue adulte, et c'est là une des façons les plus simples de résumer le message (très simple/ très compliqué) de cet essai qui semble si souvent "contre tout, et pour tout le reste". "Notre seule patrie, c'est l'enfance": expression à double sens qu'avait formulé avec une variante un autre "révolutionnaire apolitique" (ou "anti-politique", ou "foutrement politique car foutrement vivant et sans parti", ce qui revient au même), le poète et romancier chilien Roberto Bolaño.

L'idée derrière ce blog, s'il y en a une, est de parler de littérature, plus précisément de balancer en vrac ressentis et citations post-lecture, pour garder quelque chose de celles-ci et ainsi "rester vivant", communiquer, lancer une bouteille dans la mer, etc - c'est pour ça que je me borne à parler de ce livre comme d'un livre, et pas comme d'un tract politique. J'aurais aussi pu le présenter comme un ouvrage de SF avec la particularité d'explorer le présent plutôt que le futur (même si certains passages n'hésitent pas à anticiper la suite), comme la vision d'une bande d'utopistes/ réalistes cherchant les failles d'une dystopie totalitaire avec un gout dégueulasse d'irréel entrainant moult dissonances cognitives à la Ubik, Matrix ou Inception - la différence étant que A nos amis ne trouve pas refuge dans la fiction, et c'est bien ce qui est reproché au Comité Invisible: le fait d'appliquer au monde réel la grille de lecture que l'écrasante majorité de la fiction occidentale demande au spectateur de prendre au sérieux tant qu'il reste sagement spectateur, à savoir qu'il y a d'un côté des bons et de l’autre des méchants, et que même si nous vivons dans un monde où "les méchants" ont tendance à se présenter sous formes d'entités abstraites, dématérialisées, il est important d'identifier sous quelles formes concrètes ils peuvent être touchés. Dans ce monde où personne ne réfute l'existence des "99%" d'un côté et des "1%" de l'autre, cette vision "manichéenne" prouve, au choix, le courage, la lucidité, l'inconscience ou la folie de cet ouvrage, voire peut-être les quatre.

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