Esotériques inepties

En refermant Eat the document de Dana Spiotta, j'ai eu un peu honte de me poser cette question: qui est cette auteure, et quelle est sa légitimité?


Eat the document appartient à un genre bâtard, celui de la "fiction basée sur des faits réels". Ici le personnage central est inspiré de Katherine Ann Power, activiste nord-américaine longtemps recherchée par le FBI pour braquage de banque et meurtre d'un policier. Power a été fugitive pendant une vingtaine d'années, assumant de fausses identités jusqu'à finir par se marier, avoir un enfant... Et se rendre d'elle-même à la police après 23 ans de planque. Ici la question de l'identité est centrale, bien plus que les "crimes" commis par Power ou par son alter-égo dans le roman, Mary Whittaker, dont les changements constants de noms, prénoms, coiffures, entourages et locations constituent l'une des trames principales.

Jonglant entre les époques et les points de vue, le livre fait partie de ceux qu'on a du mal à lâcher, ce que les ricains appellent un "page-turner", du genre qui nous emmène bien après l'heure prévu de couché (pour ma part, en tous cas - lu en 24h) et qui fait que, le lendemain au boulot, on a besoin de deux fois plus de café. Je suis tenté d'en souligner uniquement les réussites et de m'arrêter là, pourtant plusieurs questions me perturbent: ai-je "aimé ce roman"? Si non, pourquoi? Et puis au fond, est-ce vraiment la question?

En mettant en parallèle les années 1970 et 1990, le livre peut se voir comme une plongée dans les milieux radicaux des deux époques, l'une placée sous le signe des hippies/ freaks, de l'utopisme et de l'opposition à la guerre du Vietnam, l'autre sous-celui du cynisme, du désespoir et de la récupération tous azimuts de la précédente. A la fin des années 1990, le fils de Mary/ Caroline/ Louise est un adolescent reclus dans sa chambre de banlieue pavillonnaire et obsédé par les Beach Boys, tandis que sa mère est une femme au foyer dépressive, alcoolique, et ayant un beau jour vraiment côtoyé Dennis Wilson, batteur du groupe et idole principale du gamin. Difficile de ne pas entrevoir une sorte de condescendance, à moins que ce ne soit une intense déception, lorsque la contre-culture de 1998/2000 est évoquée, que ce soit par l'intermédiaire de la glorification intempestive du passé ou de réunions d'activistes considérant que "l'activisme est une fin en soit", que l'important n'est pas d'accomplir quelque chose de concret mais d'agir pour se sentir vivant, etc. Il y a parmi les personnages des adolescents plus ou moins squatteurs, un vieux loser gérant une "librairie anarchiste inspirée des infoshops européens", un cinquantenaire souffrant du stress post-traumatique d'un Vietnam qu'il n'a pourtant pas vécu, un hacker de génie qui se voit très vite récupéré par l'entreprise contre laquelle ses attaques étaient ciblées, et ainsi de suite.

Le livre, au final, se pose un peu comme une série de constats d'échecs. 

Selon un ami que je ne citerais pas, chaque livre s’enchaine de façon organique, de sorte que celui qu'il lit à un moment X est toujours "exactement celui qu'il lui fallait". La façon dont il l'explique me parait quasi-mystique, et si sa théorie ne se confirme pas toujours pour moi (je ne compte plus les livres abandonnés après quelques lignes ou chapitres, non qu'ils soient "mauvais", mais parce que justement, ce n'est pas le bon moment), force est de constater qu'elle se confirme parfois. L’enchainement de ces derniers jours mérite d'être souligné. J'ai reçu A nos amis par la poste, sans rien avoir demandé - quelqu'un tenait à ce que je le lise, j'ai trouvé ça flatteur, alors je m'y suis mis aussitôt. Le lendemain, la librairie dans laquelle j'avais commandé Eat the document une semaine plus tôt m'a annoncé qu'il était arrivé; celui-là, ce sont mes formateurs qui me l'avaient recommandé, puisque son auteure sera prochainement à Lyon pour une discussion publique et que les thèmes qu'il évoque sont similaires à ceux que je tente d'explorer. Hors les parallèles entre les deux ouvrages sont aussi flagrants que leurs différences; les constats d'échecs, notamment, pullulent aussi dans l'ouvrage du Comité Invisible. La différence étant que ce dernier, jusqu'à preuve du contraire, les a vécu, payé cher, et continue de les payer sans pour autant abandonner. L'un des ouvrages cherche comment ouvrir des brèches, l'autre nous les montre se refermer une par une.

Ok, Eat the document n'est pas un roman d'activiste. Ni par, ni pour - c'est un roman, point. Un bon roman même, ce qui en soit est déjà beaucoup. Qu'il participe de facto au mouvement de la récupération ou au moins de la nostalgie, celui qu'évoque le Retromania de Simon Reynolds, celui dans lequel nous sommes toutes et tous embourbés jusqu'au cou, celui qui fait que des corporations cyniques peuvent aujourd'hui faire leur beurre en s'achetant une crédibilité pour une bouchée de pain auprès des membres d'un "underground" (R.I.P) qui se bousculent au portillon, je ne doute pas que l'auteure en soit consciente, et c'est peut-être au fond un mal nécessaire. Mais dans une œuvre de fiction, les références constantes à des éléments du monde réel (que ce soit par la citation de lieux, de films, d'artistes ou de morceaux de musique - par ailleurs magistralement invoqués) ainsi que l'apparente "démystification" du monde souterrain qu'il propose au grand-public pose pour moi une sacrée question: comment, lorsqu'on a fait partie de ces milieux, retranscrire ce qui s'y joue sans s'en remettre à la facilité de citer des éléments réels? Autrement dit: comment communiquer le sentiment de plongée dans l'underground sans pour autant le déterrer au passage et donc lui retirer sa substance? Comment laisser l'underground tranquille, comment ne pas l'exploiter, comment en parler tout en laissant intacte (ou au moins, en ne se rendant pas complice de lui enlever) la carapace qui représente son essence-même?

Au final, la question de la "légitimité" de Dana Spiotta (sous-entendu: a-t-elle été une activiste? A-t-elle vécu dans les milieux qu'elle évoque, ou les a-t-elle "juste" étudiés?) importe peu, et c'est pour ça qu'en intro à ce texte, je disais avoir un peu honte de me la poser. C'est presque hors-sujet. C'est un roman. Elle fait ce qu'elle fait, elle le fait bien, personne ne peut l'en empêcher, etc. Mais la question qui m'importe, celle que j'essaye d'explorer à titre personnel, c'est: comment recréer l'underground de A à Z? Comment retranscrire l'impression de société secrète, de "monde sous le monde", le frisson et la perplexité et l'envie d'en savoir toujours plus si caractéristiques d'une immersion progressive dans les souterrains, non pas en citant des groupes, des livres, des évènements existants, mais en en créant de nouveaux? Inventer un monde de A à Z plutôt que de retranscrire l'existant, sans pour autant écrire de la science-fiction - recréer un monde ressemblant au nôtre mais avec un léger décalage, comme une dissonance cognitive - à ma connaissance le maitre-étalon dans ce domaine reste le Vente à la criée du lot 49 de Thomas Pynchon, publié il y a un demi-siècle. Et depuis?

Ce dont je parle ici, c'est ce que j'essaye avec beaucoup de difficultés de communiquer à mes collègues en atelier d'écriture. Je veux m'inspirer de l'underground (pour la simple raison que je ne connais pour ainsi dire rien d'autre) sans le plagier ni l'exploiter, l'expliquer ni le reproduire. Je ne veux pas écrire d'histoires de "punks", d'"autonomes", de "fanzineux" ni même de "clochards". Parce que ces mots sont quasiment morts - ce sont des raccourcis, auxquels sont attachés une série d'images et de concepts suffisamment distordus par les médias (ou par "le spectacle", ou par nous-même) pour qu'ils soient devenus inoffensifs/ avariés/ caduques et pour le moins dépassés. Je veux parler d'humains, de gens, et - bon Dieu, croyez moi, je n'essaye pas d'écrire un manifeste - même si j'apprécie en général les références à la culture pop dans la littérature, mon appréciation est décuplée lorsque ces références font partie de l’œuvre et pas du monde extérieur. Je veux dire, ok, dans Vente à la criée Thomas Pynchon cite Bip-bip et le Coyote, mais il cite surtout The Paranoids, groupe de rock tellement vivant/ expressif/ particulier qu'il n'a pas besoin de prouver son appartenance au monde. Cinquante ans plus tard, Vente à la criée n'a pas pris une ride, et je demande à voir ce qu'il en sera d'Eat the document. Je veux de la fiction qui invente des mondes - celle de K.Dick, d'Orwell, de Bolaño -, pas qui reproduise le piètre simulacre que nous appelons l'occident. Parce que sans ça, quel espoir a-t-elle de changer le monde? Je veux de la fiction qui me fasse me demander ce qu'il se passe, qui stimule l'imagination jusqu'à l'amener vers de nouvelles frontières, de la fiction qui me fasse me sentir comme quand, en 1969, on croisait une bande de punks dans la rue. En 2015, la même image n'évoque plus que condescendance ou, au mieux, bienveillance et nostalgie.

Un exemple pour finir. A la page 219 de Eat the document se trouve cette belle évocation d'un morceau de musique:

"La guitare torturée et les rythmes funky répandirent leur dissonance agressive. Une voix entonna d'ésotériques inepties où il était question de la terre nourricière. Mais ensuite, doucement, tristement, venu de très loin, un long solo de guitare chargé d'émotion inonda la pièce de déferlantes sonores d'une beauté poignante. Pendant plusieurs secondes, le son de l'instrument s'allongea et se contracta. La mélodie évoquait une solitude sous-jacente qui, après avoir attristé Caroline, lui donna la chaire de poule. L'idée que ce solo de guitare ne finirait peut-être jamais lui traversa l'esprit. Enfin, la guitare redevint mélodieuse et le morceau s'acheva sur un fondu harmonieux où pointait une espèce de funk sombre et sensuel."

On parle là d'un morceau réel, d'un groupe réel, et les noms sont cités.

En quoi l'effet serait-il différent s'ils ne l'étaient pas?

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