Le récit volé

Récemment retrouvé dans nos archives : "Le récit volé", un essai de l'espagnol Juan Francisco Ferré consacré à la "littérature mutante".


Publiée à l'origine au Fric Frac Club, la VF de ce texte n'est plus consultable à ce jour. En attendant sa republication, son traducteur François Monti nous a permis d'en diffuser "quelques extraits significatifs". Le tri étant difficile, nous avons préféré ne pas choisir et simplement publier les quelques paragraphes d'ouverture, pour ouvrir l'appétit à ceux qui poursuivraient "l’objectif d’apprendre à vivre avec la culture excrémentielle émanant du capitalisme hyper-consumériste afin de ne pas périr ou d’être dévoré par elle". 

flash d’information. 


Alors que pour beaucoup, la littérature se retrouve acculée dans la fonction d’amuser et de divertir le consommateur trop occupé ou fatigué ; alors que la fiction, surtout le roman (bien moins l’histoire courte, les histoires qu’on se raconte, puisque le marché éditorial ne trouve pas en la nouvelle une perspective lucrative, lui réservant l’espace marginal de bouche d’égout de textes mineurs pour auteurs dont le prestige commercial se fonde sur l’exercice romanesque à succès), reste confinée à servir à l’évasion dans le temps et dans l’espace, puisque presque toute la littérature qui se vend est une littérature évasive, variante anesthésique ou stupéfiante du genre ; alors que la raison instrumentale a fini par façonner le monde à son image et à son imitation cybertélévisuelle ; alors donc en ces temps de technocratie rampante et de calculs innombrables, il ne serait pas mauvais de revendiquer cette vieille fonction de l’art littéraire, cette aspiration, à laquelle il est impossible de renoncer, de la littérature telle que nous l’avons peu à peu comprise au cours, peut-être, des deux derniers siècles, si ce n’est depuis Cervantès : celle de rendre au monde quelque chose de cette part originale d’étrangeté, d’opacité ou de complexité dont en l’a dépouillé. Et, surtout, empêcher à tout prix sa propre domestication aux mains du marché.

En définitive, montrer que quand l’écrivain écrit, ce n’est pas parce qu’il croit avoir compris mieux que d’autres les règles qui gouvernent l’ordre de ce que nous avons décidé d’appeler monde, mais bien parce que, au contraire des politiciens professionnels, des programmateurs informatiques, des publicistes agressifs et des sémiologues syndiqués, l’écrivain ne sait pas vraiment si les choses doivent ou ne doivent pas être comprises.

Encore aujourd’hui, malgré l’effort que l’appareil médiatique et culturel accomplit pour que l’écrivain écrive afin d’être célèbre, millionnaire ou seulement populaire, même si ce n’est que dans sa province ou dans son quartier, trois façons de confirmer son activité à laquelle il lui est sans aucun doute très difficile de renoncer, il est possible d’imaginer qu’un écrivain, qui a peut-être le défaut d’avoir trop lu Kafka afin de mieux se connaître, se décide à affronter, sans pourtant se prendre pour un héros civique, le sphinx antipathique et sibyllin du monde et lui parler d’égal à égal dans son dialecte hiéroglyphique, obtus et inhumain (la véritable langue du monde, par ailleurs, quoiqu’en disent certains éditeurs intéressés).

En tout cas, la littérature qui m’intéresse le plus provient d’un mouvement littéraire absolument rénovateur et toujours peu connu par ici (bien qu’il soit pratiqué avec succès par plusieurs jeunes auteurs depuis quelques années: Eloy Fernandez Porta, principalement), d’un certain enracinement dans la littérature américaine à travers diverses anthologies à succès et l’œuvre déjà abondante de certains de ses plus illustres représentants (Thomas Pynchon, Robert Coover, Don DeLillo, David Foster Wallace, Kathy Acker ou William T. Vollmann, entre autres), et dont la marque est celle de l'Avant-Pop. Avant signifie ici la nécessité de l’innovation ainsi que l’expérimentation avec la forme (il n’y a pas de nouveaux contenus sans apparition de nouvelles formes) et Pop ne signifiant pas l’unique sacralisation de son lien esthétique avec les cultures actuelles de consommation et la marchandise, mais bien soulignant simplement que la création de l’écrivain ne se concentre déjà plus dans la seule description de mondes privés ou exclusifs complètement séparés du monde de référence du lecteur, mais plutôt qu’il part de ce monde de références connues (la culture que l’on dit « de masse ») et se l’approprie pour parvenir à le convertir en quelque chose d’étrange et de méconnaissable.

Cette esthétique, ou hyper-esthétique, qui n’est pas seulement littéraire (puisqu’il nous serait possible de signaler des représentants de cette tendance contemporaine montante aussi bien dans les arts plastiques que dans le ciné ou les comics, et jusque parmi les disc-jockeys), selon ce qu’en disent certains de ses défenseurs les plus informés, poursuivrait l’objectif d’apprendre à vivre avec la culture excrémentielle émanant du capitalisme hyper-consumériste afin de ne pas périr ou d’être dévoré par elle. Une stratégie créative d’adaptation à une culture entièrement postlittéraire comme la nôtre, dans laquelle l’overdose d’informations (verbale ou visuelle) agirait telle une muse addictive (ce que montrent tellement de récits de David Foster Wallace, dont le mots-croisé verbal délirant « TriStan: J’ai cédé Sissee Nar à Ecko » ou les inextricables devinettes pop de « Octet »).

(à suivre...)

2 commentaires:

  1. Bonjour, vous dites 'en attendant sa republication', François Monti vous as t-il dit quand et où ? Amitiés, F/

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  2. Bonjour, selon F.Monti, le texte sera "prochainement" republié au Fric-Frac Club. Il avait été mis hors ligne il y a peut-être un ou deux ans, lors de la refonte du site. Merci de votre intérêt, P.L

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